Dans le livre d'Annie Ernaux, "Les années",( beau livre, employant une forme nouvelle, l'autobiographie à la fois impersonnelle et
collective), l'autrice nous donne à ressentir le passage des choses, et notamment le vent de liberté qui parcourait les femmes dans les années soixante-dix.
On se retournait sur son histoire de femme. On s’apercevait qu’on n’avait pas eu notre compte de liberté sexuelle, créatrice, de tout ce qui existe pour les hommes. Le suicide de Gabrielle Russier nous avait bouleversées comme celui d’une sœur inconnue, et nous nous étions indignées de la roublardise de Pompidou citant un vers d’Eluard que personne ne comprenait pour éviter de parler de l’affaire. La rumeur du MLF venait à la province. Le torchon brûle se trouvait au kiosque, on lisait La Femme Eunuque de Germaine Greer, La politique du mâle de Kate Millett, La création étouffée de Suzanne Horer et Jeanne Socquet avec le sentiment d’exaltation et d’impuissance que procure la découverte d’une vérité pour soi dans un livre. Réveillées de la torpeur conjugale, assise par terre sous le poster Une femme sans homme, c’est un poisson sans bicyclette, on reparcourait nos vies, on se sentait capables de quitter mari et enfant, de se délier de tout et d’écrire des choses crues. De retour à la maison, la détermination refroidissait, la culpabilité sourdait. On ne voyait plus comment on pourrait s’y prendre pour se libérer – ni pourquoi. On se persuadait que son homme à soi n’était pas un phallocrate ni un macho. Et l’on hésitait entre les discours- ceux qui prônaient l’égalité des droits entre hommes et femmes, et s’attaquaient à «la loi des pères», ceux qui préféraient valoriser tout ce qui était féminin, les règles, l’allaitement et la préparation de la soupe aux poireaux. Mais pour la première fois, on se représentait sa vie comme une marche vers la liberté ; ça changeait beaucoup. Un sentiment de femme était en train de disparaître, celui d’une infériorité naturelle.